L’œuf sacré

28 août 2019 1 Par Aline Conord

Depuis  toujours, je voyais ma grand-mère polonaise conserver précieusement l’œuf du Vendredi Saint.

– Eh oui! me disait-elle, c’est une tradition chez nous en Pologne. L’œuf que la poule a pondu le vendredi avant Pâques est sacré. Il faut le garder dans l’armoire, ne pas le jeter, ni le manger. 
Il fallait voir, avec quelle précaution, ma grand-mère rangeait cet œuf, on aurait dit qu’elle portait un trésor.
Tu vois Aline, il y en a d’autres encore qui datent de plusieurs années et je n’en garde qu’un seul par an.

J’écarquillais les yeux et du haut de mes sept ans, je vis dans l’armoire une rangée d’œufs  placés dans des coquetiers. Chaque œuf avait sa date de ponte :

Mars 1948, Avril 1947 …..

Mais ils ont mon âge ? Ils ne se cassent pas ?

-Non, puisqu’ils sont sacrés ! Me répondit ma grand-mère.

Je me contentais de cette réponse. Les années passèrent et les fêtes aussi. J’attendais toujours impatiemment les fêtes de Pâques, car à cette occasion ma grand-mère nous faisait des gâteaux. Ils sentaient bons la vanille, la cannelle et l’orange.

A la sortie de l’école, je me précipitais vite dans la cuisine et je ne ratais jamais le moment où elle pétrissait la pâte. Souvent j’avais droit à un morceau de pâte à brioche; je confectionnais des petits bonshommes ou des demi-lunes. J’inventais des gâteaux aux formes bizarres et mon bonheur atteignait son apogée lorsque mes petits bonshommes sortaient tout bronzés du four à bois.

Je ressens encore aujourd’hui toute cette  douceur. Je sens aussi toutes ces odeurs qui me rappellent mon enfance.

Chaque année je complétais la collection d’œufs sacrés du Vendredi Saint.

J’avais dix ans, et c’était à moi que revenait le privilège d’aller chercher le premier œuf. De bon matin, au chant du coq, j’allais vite dans le poulailler. Lorsque j’ai tenu pour la première fois cet œuf tout chaud dans mes mains malhabiles, je me suis  sentie investie d’une mission extraordinaire.

Ce geste simple qu’avait fait ma grand-mère depuis tant d’années, à mon tour je le fis. 

Je posais l’œuf dans un coquetier, marquais la date de ponte et avec une infinie délicatesse refermais l’armoire. C’était mon premier œuf, comme j’étais fière !

Nous aurons du bonheur toute l’année ! Me dit ma grand-mère.

J’avais envie de poser mille questions à ce moment précis. Mais était-ce le sacré de ce geste ou le rituel qui entourait ce jour. J’ai attendu un certain nombre d’années avant de lui demander :

– Grand-mère, pourquoi faut-il garder ces œufs ?

– C’est ainsi depuis des siècles en Pologne. Nous transmettons cette tradition, pour que ces œufs nous protègent, un jour ils nous serviront !

– Mais comment peuvent-ils nous servir ? Demandais-je perplexe.

– Lorsqu’un enfant a une forte fièvre, nous passons l’œuf sur son front et la fièvre disparaît. S’il y a le feu dans la maison, nous jetons l’œuf dedans et le feu s’éteint aussitôt.

– As-tu essayé d’éteindre un feu ou de faire baisser la fièvre à un enfant ?

– Oui, te souviens-tu de ta petite sœur ? Un soir, j’ai arrêté ses convulsions grâce à l’œuf sacré !

Effectivement, je me souvenais parfaitement de cet épisode pénible pour mes parents. Ma sœur fut guérie grâce à cet œuf, comment ai-je pu en douter ?

Un jour pourtant, ma curiosité de petite fille me poussa à casser un œuf. Il y en avait tellement dans cette armoire, personne ne verrait qu’il en manquerait un.  Depuis tant d’années que ces œufs trônaient dans leurs coquetiers, qu’allaient-ils me dévoiler de si mystérieux ?

A mon grand étonnement, l’œuf que je pris dans la main était léger et si petit. Lorsque je le brisai il était vide, complètement vide. En brisant cette tradition le secret s’était envolé.

J’étais si mal à l’aise, je me reprochais amèrement cette curiosité et je me promis que  jamais plus je ne casserai un œuf du Vendredi Saint.

Il faut croire aux choses naturelles de la vie. Il ne faut pas renier ses origines, ses traditions, même si cela semble incompréhensible.

Ma grand-mère n’est plus de ce monde, je suis grand-mère à mon tour et je perpétue la tradition polonaise. Le Vendredi Saint, je garde l’œuf sacré ! Non pas celui qui traîne sur les étalages des supermarchés. Je vais à la ferme, et tout comme lorsque j’avais dix ans, de bon matin au chant du coq, j’ai pris délicatement le premier œuf que la poule a pondu.

Je refais les mêmes gestes, ce rituel que ma grand-mère m’a enseigné, je dépose l’œuf dans un coquetier, marque la date de ponte et ferme précieusement mon armoire.

A mon petit- fils qui me demande étonné :

– Pour quelle raison gardes-tu cet œuf ?
– Nous aurons du bonheur toute l’année !

Une grand-mère ne saurait mentir à son petit-fils.