Le coquelicot

27 août 2019 0 Par Aline Conord

Un matin, je fus réveillée par un bruit assourdissant. Je me levai, me coiffa à la hâte et accouru dans le jardin. Et là, une vision d’horreur m’apparut dans la lueur blême des phares. Des camions, des tractopelles et des ouvriers tous armés de pioches, marteaux-piqueurs et autres engins de destruction, retiraient mon jardin. Tout, absolument tout y passait ; ma haie de troènes, mes fleurs pas encore écloses, il ne restait que le béton.

– Mais que faites-vous ? Hurlais-je terrorisée…

– Réquisition de la terre, ordre du préfet Madame ! Me répondit un vigile peu avenant.

Je me frottais les yeux, me pinçais les joues…Je devais rêver ce n’était pas possible !

– Vous retirez ma terre ? C’est une plaisanterie ?

– Nullement ! Toute la ville y passe, nous ne devons laisser que votre maison ! 

Pas une motte de terre ne doit rester. Vous connaissez la loi, de plus, nous avons été gentils et patients avec vous. Comme vous êtes très âgée, nous vous avons autorisés à conserver ce lopin de terre plus longtemps.Voyez-vous, vous êtes la dernière sur la liste.

La rage me monta des tripes et je ne pus m’empêcher de crier :

– Et mes fleurs ! Avez-vous pensé à elles ? Et mes arbres, ma verdure, mon oxygène, ma chlorophylle ?

Le policier me scruta d’un regard glacial et vociféra :

– Vous savez parfaitement que vous n’avez pas le droit de planter des fleurs ou des légumes, c’est interdit. Vous risquez une forte amende Madame !

Il ne plaisantait pas, hélas, je ne le savais que trop. Nous étions en l’an 2040, et la terre de mes ancêtres a fini par disparaître complètement du globe. Cette ville et bien d’autres ne sont que du béton : « béton armé ou armé de béton ».Pour moi je ne vois aucune différence, j’ai eu 95 ans et je n’ai plus envie de me battre contre des moulins à vent. Je suis la dernière personne qui ait eu le privilège de conserver un peu de notre terre, un peu d’histoire du monde. 

Je n’ai même pas envie de pleurer, depuis bien longtemps je ne pleure plus. Mon pauvre mari qui est mort l’année dernière n’aurait pas supporté cela aujourd’hui, il serait mort de chagrin. Lui, qui aimait tant notre jardin, notre terre. En trois seconde toute une civilisation s’anéantit sous les bétonnières.

Plus une seule fleur, plus un brin de verdure, rien n’a résisté à cette hécatombe.Quelques écologistes avaient essayé vainement de se révolter, peine perdue, ils se sont vite essoufflés pour rien. Et la nouvelle génération se montre incapable, irresponsable. Quelle triste époque nous vivons là !

Tout est gris, les murs, les toits des maisons, les routes et même le temps qui reste perpétuellement brumeux. Où sont passées les petites rosées matinales que je connaissais au temps de ma jeunesse et qui nous annonçaient une journée agréable !

Maintenant il faut laisser la place au gaz des voitures et autres chauffages. Il ne reste plus rien de ma vie d’autrefois, plus un seul arbre  pour épurer cette atmosphère polluée. C’est le béton qui règne en maître absolu.

Lorsque je raconte à mes petits enfants comment nous vivions et mangions en l’an 1997 ils ont beaucoup de mal à l’imaginer. Les salades, les carottes, ils n’en ont jamais vu et encore moins goûté. Evidemment il existe des légumes synthétiques, du pain en tube, des fruits en capsules !

Ma belle fille travaille dans une immense usine qui fabrique la nourriture sous toutes ses formes.

Mon fils lui est chercheur dans cette fabrique à «mangeaille ». Il a créé un nouveau fromage à base de produits nouveaux. C’est une vague copie de notre camembert,il a une vague ressemblance avec le beurre. Ha ! Le beurre ! Rien que d’en parler je sens encore sa saveur sur ma langue.

Malgré tout, cette nouvelle génération semble bien s’accoutumer de ces produits.

Allons, il faut que j’aille rendre visite à mon époux au cimetière, je lui porterais des petites graines, j’ai réussi à en sauvegarder quelques-unes. Je les avais caché dans une fissure de mon mur en béton avec une motte de terre, pourvu que les vigiles ne les voient pas. Ils me les confisqueraient sur-le-champ, il ne faut pas plaisanter avec la loi.

J’ai réussi aussi à faire pousser des salades et des champignons dans la cave. Mais lorsque j’en avais donné à goûter à mon petit-fils, ma bru s’était mise dans une colère noire.

– Mamie, si les autorités apprenez que vous avez des salades dans la cave,

 je risque de perdre mon travail ! Et votre fils aussi ! Vous n’êtes pas raisonnable !

– Raisonnable, raisonnable, mais qui de nos jours se soucie de nous ? 

Qui se soucie de notre bien-être ? Votre monde n’est que dictature, vous vivez dans la crainte, l’angoisse, la peur de manger !

Pourtant nous aussi à notre époque nous voulions vivre sainement, écologiquement, et si cette terrible guerre 2015, nous l’avions gagné c’était grâce à notre amour de la nature. Nous avions su protéger les rivières, les océans, les arbres, la terre.

Votre nouveau monde est robotisé, stéréotypé, il vous manque l’amour de la terre, votre cœur est aussi sec que le béton qui vous entoure !    

J’aimerais tellement transmettre à mes petits-enfants et arrière-petits-enfants ce qu’était notre vie autrefois. Depuis dix ans les dictionnaires de la langue française n’existent plus, toujours les autorités qui les ont brûlés.

Les enfants ne vont plus en classe depuis belle lurette. Je me désole car il n’ont plus le droit de lire. Il faut savoir compter et être mathématicien avant tout. Mais tant que je vivrais je montrerais à mon petit-fils ce qu’est une graine de carotte ou de salade.

Un jour mon petit-fils me demanda : 

–  Mamie, raconte-moi ta vie d’autrefois et surtout celle de tes parents,

– Autrefois, il y avait des arbres, des fleurs, des oiseaux !

– C’est comment un oiseau ? 

– C’est un volatil merveilleux, recouvert de plumes aux couleurs chatoyantes. 

Il chante au printemps et je me souviens, que lorsque les merles venaient picorer les cerises dans le cerisier, mon grand-père les chassait à grands coups de balais.

– Ils mangeaient des cerises ? C’est comment une cerise ? Et les arbres, est-ce qu’ils nous font mal ? Est-ce que c’est vivant ?

– Quelle ignorance mon pauvre petit ! Je vois que j’ai beaucoup de choses à t’enseigner. 

C’est ainsi que mon petit-fils et arrière-petit-fils apprirent en cachette à faire la différence entre une salade de ma cave et une salade synthétique. Ils connaissaient tous les noms des fleurs, des arbres. Je leur enseignais la géographie, l’histoire, je pouvais le faire car j’avais gardé soigneusement les livres interdits. 

Je savais que la famille me trouvait simplette car j’aimais tellement la nature. Mais peu importe, si les enfants au moins retiennent l’essentiel.

J’étais là, perdue dans ma rêverie, je marchais dans les allées bétonnées du cimetière et soudain, que vois-je sur la tombe de mon mari ? 

Un coquelicot, un magnifique coquelicot ! Il avait fleuri dans ce monde hostile ! J’avais semé il y a plusieurs semaines ces précieuses graines sans trop y croire et voilà quelles ont germées.

Ma joie fut extraordinaire, mon entêtement avait eu raison de ce monde si froid. Je suis convaincue maintenant que la vie continuera sur cette terre quoique l’on fasse pour l’éliminer.